11/08/2008

Un dimanche d'août, les pieds dans le sable, au bord du fleuve...

"Qu'est notre insomnie, sinon l'obstination maniaque de notre intelligence à manufacturer des pensées, des suites de raisonnements, des syllogismes et des définitions bien à elle, son refus d'abdiquer en faveur de la divine stupidité des yeux clos ou de la sage folie des songes? L'homme qui ne dort pas, et je n'ai depuis quelques mois que trop d'occasions de le constater sur moi-même, se refuse plus ou moins consciemment à faire confiance au flot des choses."

"Mais l'esprit humain répugne à s'accepter des mains du hasard, à n'être que le produit passager de chances auxquelles aucun dieu ne préside, surtout pas lui-même. Une partie de chaque vie, et même de chaque vie fort peu digne de regard, se passe à rechercher les raisons d'être, les points de départ, les sources. C'est mon impuissance à les découvrir qui me fit parfois pencher vers les explications magiques, chercher dans les délires de l'occulte ce que le sens commun ne me donnait pas. Quand tous les calculs compliqués s'avèrent faux, quand les philosophes eux-mêmes n'ont plus rien à nous dire, il est excusable de se tourner vers le babillage fortuit des oiseaux, ou vers le lointain contrepoids des astres."

Marguerite Yourcenar - Mémoires d'Hadrien

10/08/2008

Why am I ...

LECTURE OBLIGATOIRE…

Pour tout libraire qui ressent un soupçon de déprime ou qu’effleure la question: A quoi bon ? ...

Pour l’immense plaisir et reconnaissance d’être considéré comme les dignes successeurs de Diogène le Cynique…



Portrait du libraire en chien
Par Jean-Marc Levent, docteur en philosophie à l’université de Paris VIII.
Extrait de la revue « Lignes 20 » mai 2006



Dans sa lettre historique et politique adressée à un magistrat sur le commerce de la librairie (1763) Diderot définit un fond de librairie comme « La possession d’un nombre plus ou moins considérable de livres propres à différents états de la société, et assorti de manière que la vente sûre mais lente des uns, compensée avec avantage par la lente aussi sûre mais plu rapide des autres, favorise l’accroissement de la première possession ».

Parmi les vingt mille points de vente de livres en France, nous nous contenterons de considérer comme librairies ceux qui possèdent un fonds, dont une partie importante des titres ont été publiés il y a plus d’un an, soit environ trois cents magasins.

Les évolutions techniques précèdent les révolutions anthropologiques et culturelles. La réforme en est sans doute la meilleure illustration : sans l’imprimerie, pas de protestantisme. Cette remarque s’applique également à la lettre de Diderot adressée à Malesherbes. Elle préfigure les trois textes de Kant, De l’illégitimité de la reproduction des livres (1785), Qu’est-ce qu’un livre ?(1796), Sur la fabrication des livres (1798) qui préconisent de dépasser l’ancien système du « privilège » par la construction du concept de droit d’auteur : ainsi que celui de Fichte, preuve de l’illégitimité de la reproduction des livres un raisonnement et une parabole ( 1791) sur la nécessité de règlement par les privilèges royaux le droit d’impression, de reproduction et la protection du droit moral des auteurs contre la propagation des contrefaçons et des éditions clandestines. Ces plaidoyers, à l’horizon desquels se profile la notion de « propriété littéraire et artistique » sont l’aboutissement de la fracture intervenue dans la première moitié du XVIII siècle dans le métier d’imprimeur-libraire qui va donner naissance à la figure de l’éditeur et contribuer à la diffusion accélérée du savoir.les deux siècles qui suivent voient la transformation des techniques de fabrication ( le passage du plomb à la photogravure, l’héliogravure, l’offset, la photocomposition et la PAO) ; des procédés d’impression ( presse rotative, Cameron) : et des canaux de distribution du livre ( librairies, maisons de presse, grandes et moyennes surfaces, enseignes culturelles et ente par correspondance ). Si l’on en croit les experts en nouvelles technologies la prochaine révolution à venir d’ici 2015 sera numérique : augmentation des ventes en ligne sur les sites spécialisés (webrairies), numérisation des ouvrages sur la Toile, développement du téléchargement du contenu éditorial, réapparition du livre électronique (e-book) à un tarif plus compétitif et d’une utilisation plus maniable, technologie de l’encre électronique (e-ink), suppression du papier au profit de la feuille de plastique souple. Programmée, la mort du livre sous sa forme actuelle au profit du tout-écran semble imminente, mais on a trop de fois prédit sa disparition pour y croire totalement. Cependant ces initiatives fragilisent et appauvrissent non seulement la librairie mais également les écrivains de demain pour lesquels les libraires jouent un rôle essentiel et déterminant.

Au IV siècle avant JC, Diogène le Cynique se définissait comme un chien, aboyant après la population athénienne pour la soustraire à la léthargie des habitudes et des conventions. Derrière son ironie subversive et sa volonté de choquer se dissimulait la volonté de faire tomber l’hypocrisie et le mensonge de la vie quotidienne. La conscience claire, le regard acéré. Une lucidité impitoyable, toute attitude scandaleuse était pour lui propédeutique à la sagesse car « la vérité est amère et désagréable aux gens sans esprit, tandis que la fausseté leur est douce et agréable. C’est tout comme pour les malades : la lumière leur blesse les yeux, tandis qu’ils aiment les ténèbres qui les empêchent de voir et ne leur causent aucun trouble ». Aboyer et mordre, c’était résister, désigner la direction à suivre, montrer la voie qu’il faut emprunter, un chemin inverse à celui de la dépendance et de la soumission.

Dans le style du cynique, le libraire provoque par l’inactualité de sa fonction, sa liberté d’esprit et son raisonnement critique, qu’il oppose à l’uniformité du moment, à la vacuité de la mode et aux pratiques culturelles de masse. Sa librairie est un lieu ou s’exerce la réflexion, malgré l’obligation de neutralité, un lieu ou l’on apprend à penser la littérature, la politique, les sciences humaines et les arts : la lecture fonde l’agir sur le principe de l’être à soi-même et suppose un rapport conflictuel au réel. Si le scandale est constitutif du comportement cynique, il l’est plus que jamais du métier de libraire car il fustige la complaisance, la facilité, et rompt avec l’image de la culture gratuite et ludique que célèbre le discours politique dominant. La librairie est un espace de résistance contre cette mondialisation qui projette d’ériger l’homme nouveau – le dernier homme ? – en homo consummator mystique, utilisateur intégral du monde, jouissant de lui-même et de la matérialité comme l’état final de son évolution, heureux d’adhérer au consensus dormitif du renouvellement permanent du plaisir, et immergé dans le liquide amniotique d’un monde fictif et d’un présent sans lendemain qu’organisent les nouvelles technologies du virtuel.
Etre libraire aujourd’hui, ça n’est pas seulement faire du commerce, gérer au plus près son entreprise selon sa zone de chalandise et la demande de sa clientèle, c’est aussi combattre obstinément l’effet corrosif de l’inculture, résister à la confusion médiatique et à l’hyper volatilité de la geste consumériste, contester le zapping télévisuel appliqué à la pensée presse-bouton, lutter contre les nuisances du savoir pseudo-scientifique et dénoncer le prêt-penser- des doxocrates salariés, par cette arme pluriséculaire, nomade et résistante à tous les autodafés : le livre.


Un libraire, c’est celui qui, légitimé par la connaissance de son fonds, s’expose par ses lectures, défriche les nouveaux écrits, oriente dans la multiplicité des nouveaux titres dont la profusion nuit au mode de sélection, éclaire les lecteurs par son sens critique, suggère des choix et recommande des ouvrages grâce à la confiance que lui accordent ses clients et qu’il a su gagner au fil des rencontres et des échanges. Dire que le libraire est un relais entre l’auteur et ses lecteurs ou un maillon essentiel de « la chaine du livre » est un lieu commun. Le libraire est avant tout un passeur de textes, celui qui va les réceptionner, les découvrir - fréquemment -, les parcourir – régulièrement – et tenter de les conduire jusqu’à leurs lecteurs. Pour ceux-ci, faire le choix d’acheter un livre en librairie, c’est témoigner du conflit frontal entre deux temporalités : celle de l’urgence de la consommation et celle, arythmique et en retrait du monde, de la lecture.

Votée le 10 août 1981, la loi sur le prix unique du livre stipule que le livre n’est pas un produit comme les autres : « Par sa diversité (370 00 titres disponibles) et parce qu’il et un véhicule privilégié de la culture, le livre ne peut être considéré seulement comme un « produit ». Ce patrimoine écrit doit être partout à l la disposition du public ; c’est pourquoi il est indispensable qu’un réseau dense et diversifié de librairies soit maintenu et développé. La loi sur le prix unique du livre n’a pas d’autre but que d’y concourir, précise le législateur.
Vecteur exclusif de la circulation du savoir jusqu’au début des années quatre-vingt, le livre a vu son aura faiblir face à l’extension des nouveaux moyens de communication, de la multiplicité des supports d’information et l’acquisition par les ménages de matériel informatique et autres produits de la grande consommation : magnétoscope, lecteur DVD, caméra numérique et autre téléphone mobile qui, s’ils ne rivalisent nullement avec les livres, le concurrencent dans le temps qu’ils requièrent et l’investissement financier qu’ils nécessitent. Nombreuses sont les spécificités de l’économie du livre. L’une d’entre elles repose sur la coexistence des moyens industriels employés pour sa distribution (traitement des commandes et transport) et les méthodes artisanales de la diffusion (prise de commandes et réassort).
A moins de soutenir par des mesures efficaces et rapides un réseau dense de points de vente dont la qualité s’impose par la richesse de son fonds et la diversité de ses choix, on risque d’assister à la fossilisation de ces librairies dont l’existence est source de découvertes et d’échanges. D’où la nécessité de donner à ces libraires les moyens de réagir face à l’émergence de nouvelles formes de concurrence (points de vente standardisés) : ventes couplées de presse ou de carburant avec des encyclopédies, des beaux livres ou de la bande dessinée ; revente à vil prix des services de presse : développement accéléré de la vente en ligne au profit des « librairies » virtuelles : rétrocession de 8% du chiffre d’affaires réalisés avec les bibliothèques au titre du droit d’auteur… N’obligeons pas certains de ces libraires, dont la superficie ne peut rivaliser avec celles des chaines, à se réfugier, comme unique alternative, dans la spécialisation ou la vente de produits culturels périphériques. Si la diversification des réseaux de commercialisation du livre a entrainé depuis trente ans un amoindrissement de la visibilité du métier de libraire, l’absence, malgré le développement des chaines hertziennes et câblées, d’une émission aussi prescriptrice qu’apostrophes, conjuguée à l’affaissement du niveau de la critique littéraire, a contribué à renforcer le pouvoir et l’image des libraires. Cependant, les conditions d’exercice de leur métier ne s’en trouvent pas pour autant confortées car la politique de fixation unilatérale des remises par les distributeurs a pour conséquence de ne laisser aux libraires comme seule perspective pour améliorer leur rentabilité, de réduire les charges en limitant la masse salariale et les frais financiers liés aux immobilisations de stock. Ces mesures impliquent une baisse du volume et de la diversité de l’offre et provoquent inéluctablement une standardisation de l’assortiment proposé à la clientèle. Plutôt qu’une crise, l’économie du livre semble affronter depuis vingt-cinq ans une mutation structurelle à laquelle s’est ajouté le ralentissement de la croissance des pays européens. Si la loi sur le prix unique a contribué à renforcer et protéger la diversité d’un réseau de librairies de qualité et son renouvellement, le moment semble venu d’amender la loi Lang en vue d’un renforcement des moyens d’accompagnement et de préservation de ce réseau de librairies unique en Europe dont l’existence garantit la liberté de création des éditeurs, la production, la circulation et l’appropriation des savoirs dans la relation unique et spécifique qui unit le lecteur à son libraire.

De Boudu sauvé des eaux au Cou de la girafe en passant par l’Amour en fuite, L’Histoire d’Adèle H, Rien sur Robert ou Conte d’automne, le cinéma français n’est pas avare de figures masculines ou féminines, vendeurs de livres neufs ou d’occasion dont la librairie est un lieu d’accueil et de convivialité.
Le septième art nous a montré sa capacité à recréer les temps bibliques, à suggérer les conditions d’extermination des peuples, à imaginer des attaques d’extra-terrestres à concevoir les pires désastres écologiques, à montrer la douleur des vaincus de l’histoire…

Mais qui saura un jour mettre en scène ce moment ineffable de la rencontre d’un lecteur satisfait avec son libraire quelque part dans l’inachevé ?

05/08/2008

Tout ce qu'on prend...

J'ai pris du bide.



J'ai le péché de gourmandise qui court des mon intestin grèle à la glotte. Je grignotte, je ronge, j'arrache, je croque.



J'ai pris des rides.



Physiquement, j'ai les articulations qui rouillent et la voix qui rauque, les bras ballants de molesse et du cuir sous les pieds, des jambes qui grincent, et pour (par)achever, le dos cassé.



J'ai pris du poids.



Heureusement, intraséquement, cela signifie que je mange. C'est un bon signe il me semble.



J'ai pris du muscle.



Renouer avec la route, en selle et tout en jambes pour des pointes de vitesse incroyables, sentir l'asphalte brûlant, l'odeur du gaz carbonique mais aussi de la forêt et des commerces, la sensation d'aller quelque part par soi-même, grâce à ses facultés.

J'ai pris un coup.

Comme chaque année, de soleil.

J'ai pris un sacré coup. De vieux, cette fois.

On ne se rend pas compte, mais le temps passe, et ce sont vos amis qui vous le démontrent en voletant de couple en couple, en engendrant, en se mariant en blanc, en disparaissant.

J'ai pris l'habitude.

De ne compter que sur moi-même, d'être seul, de me supporter. De l'odeur de mes pieds, de ma dépendance au tabac, du manque de sommeil pérpétuel. De ne pas tout croire, de ne pas tout prendre au mot. De réfléchir, de toujours penser, de lire plus souvent que de discuter. D'être misanthrope. De contempler un frigo désert, une armoire vide. De tout ranger après le passage de mon paternel, de rentrer bourré, d'oublier mes jambes, de confondre mes bras. D'être l'ami de tout le monde. D'être un soi-disant "rasta". D'être moi.


Et j'y peux rien. Et personne n'y peut rien.
Heureusement?